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    Souhayl.

    CHRONIQUE : Mythes & impostures de la modernité (1/3)
    par Souhayl. A

    « La modernité, c'est le fugitif, le transitoire, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable. » (Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne)
     
    Quoi de plus naturel pour entrevoir les contradictions qu’il y a dans l’ordre actuel que de méditer au sujet de la crise que traverse actuellement le monde. Crise née en Occident et plus que jamais palpable sur tous les plans : environnemental, économique ou idéologique... Crise qui n’est ni conjoncturelle ni passagère comme on veut nous le faire croire, mais bien plus profonde et systémique puisque ses racines remonteraient à l’origine du projet moderne lui-même et l’apparition d’un nouveau paradigme dont la terminologie fut dès le départ axée sur des thématiques telles que l’idée utopique de progrès infini ou de vivre en phase avec son époque… Mais depuis ces dernières décennies les masques tombent et les illusions d’hier tournent aujourd’hui chaque jour davantage au cauchemar.
    Cette crise que traverse l’Occident sonnerait-elle donc le début de la fin de cette idéologie du progrès continuel qui a dominé le monde depuis plus de deux siècles ? Ou les forces qui dominent le monde actuellement réussiront-elles à retarder encore une fois l’échéance et la chute d’un modèle que l’on sait en chute libre, en détournant une énième fois l’attention sur les véritables maux qui gangrènent notre monde ?
     
    L’idéologie scientiste : un credo épuisé ?

    « L'homme moderne est l'esclave de la modernité : il n'est point de progrès qui ne tourne pas à sa plus complète servitude » (Paul valéry, Des Regards sur le monde actuel)
    Tout d’abord, il est important de distinguer ce que l’on peut appeler le « progrès utile » dans son acceptation primaire, qui est une quête parfaitement noble de l’homme, que l’on trouve chez toutes les civilisations, d’une vision exclusivement « techno-mécanique » du monde consolidée au XVIIIème siècle à la sortie de la révolution industrielle, qui tente d’organiser l’humanité suivant les thèses du ‘’scientisme’’ ( qui est une pure variante du matérialisme), érigé depuis en nouvelle religion. Car si le premier concoure à travailler pour le bien collectif de l’humanité, l’autre est une pure déviation qui bien que donnant l’illusion de construire quelque chose (1), est en réalité plus néfaste pour l’homme, car au sein de sa construction originelle, elle s’est toujours opposée dans un premier temps par circonstance puis plus tard par pure véhémence à la véritable quête de l’homme qui est d’abord « spirituelle » (2). D’où la révolte des hommes de science contre l’Eglise et l’opposition voulue par les élites en Occident, depuis le siècle des Lumières entre la religion et la science, et toutes les orientations idéologiques qui ont découlé de cet affrontement (3). C’est ainsi que la science moderne finit d’ailleurs par ne plus reconnaître aucune transcendance capable de lui ordonner une bonne guidance si ce n’est celle de l’intérêt égoïste ou de l’utilitarisme marchand. C’est à cette marche aveugle du « progrès », tel que l’ont conçu les architectes de la modernité, qu’il faut s’intéresser en première instance pour comprendre la grande déconvenue dans laquelle nage l’humanité actuellement (4).
    Et il est à peine besoin de revenir sur la critique du modernisme que nous avons formulée à maintes reprises par le passé (5), si ce n’est pour insister davantage sur le fait que le salut de l’humanité actuelle, réside d’abord dans la revue et la correction de tous les concepts insidieux apparus avec la modernité, et élevés depuis au rang de mythes fondateurs de sa civilisation.
     
    Du l’utopie droit de l’hommiste aux politiques de déshumanisation actuelles :

    « Depuis que les conditions naturelles de l'existence ont été supprimées par la civilisation moderne, la science de l'homme est devenue la plus nécessaire de toutes les sciences. » (Alexis Carrel)
     
    Sans rentrer donc dans des considérations historiques qui font encore débat aujourd’hui (6), sur les circonstances exactes qui ont facilité l’avènement de l’ère moderne, il y a quelques siècles de cela, et qui mériteraient à elles seules une étude à part, il est plus instructif en ce qui concerne le sujet que nous traitons ici, d’exposer les principes de la modernité dans son essence en tant que futur paradigme dominant, issu de la pensée des Lumières. Pensée qui allait imposer à l’humanité la Raison comme norme immuable, et comme grand processus historique dominateur de la Nature pour soumettre cette dernière au Désir Humain.
    Quoi qu’il en soit, il est clair qu’une des conséquences principales de l’avènement de l’ère moderne fut d’abord la mort de la tradition, la déconstruction de la morale religieuse et leurs remplacements par une philosophie progressiste issue des Lumières, doublée par une généralisation du sentiment humaniste exacerbé. Systèmes de pensée qui mettront par exemple en à peine un siècle définitivement à mal la domination du catholicisme comme système de valeurs et généraliseront le laïcisme, l’athéisme et finalement le scientisme, qui feront désormais figures de nouvelles religions de l’homme moderne. L’opposition malheureuse de la science et la religion a comme autre conséquence  fâcheuse de mettre un terme à la quête réelle de connaissance --vite reléguée aux oubliettes-- et son remplacement par une somme de savoir scientifique qui est en réalité pur développement matériel. La foi aveugle en ce dernier est une idée devenue centrale au sein de la civilisation occidentale, qui fut traduite sur le terrain politique, puis social ces trois derniers siècles par la mise en pratique d’une organisation scientifique et technocratique de l’humanité sur une base libérale hyper rationalisée, qui a fini par donner corps aux visions théoriques du XIXème siècle de Fourier ou du comte Saint-Simon (7) et celles des pères fondateurs de la pensée libérale tels John Locke et Adam Smith.
    « L'âge moderne représente le triomphe de la médiocrité collective. » (Gustave Le Bon, Hier et Demain)
     
    La deuxième grande déviation majeure de l’idéologie scientiste est l’historiscisme ou ce qu’on peut nommer aussi la « vision progressiste de l’Histoire », qui consiste à se placer en rupture permanente avec tout ce qui précède dans le temps, et de voir le mouvement exprimé par une certaine idée de « marche en avant », qu’on envisage désormais partout, au-delà même de la Nature et de l’Être ; la thèse centrale de cette idée suggère que les temps passées furent un « âge de féodalité » et d’obscurantisme, les peuples qui y vécurent restent toujours perçues comme des « primitifs », alors que le temps à venir et plein d’espérance et forcément perçu comme progressiste puisque dépendant de l’intention naturelle de l’homme d’aller de l’avant. De là, à affirmer clairement l’évolutionnisme comme principe universel il n’y a qu’un pas, qu’un inconscient collectif altéré et déjà préparé à recevoir de telles idées a franchi sans problème.
     
    De nos jours, la doctrine de la sélection naturelle ne s’est pas confinée aux espèces biologiques seulement mais a envahie aussi le champ social et politique puisque le libéralisme économique contemporain soutient désormais ouvertement l’idée barbare de « compétition légitime entre les hommes », que ce soit dans le domaine professionnel, intellectuel ou autre, et la considère même comme loi naturelle nécessaire à l’évolution de l’espèce humaine (8).
    Autrement dit, selon le darwinisme économico-politique, la misère et l’échec de l’homme ordinaire n’est pas à mettre en relation avec le système social ou la politique du pays dans lequel il évolue mais elle est due d’abord à son incapacité à s’en sortir par lui-même et à son manque d’ingéniosité pour améliorer sa condition. Incontestablement, la réintroduction de critères raciaux dans les systèmes de gouvernances capitalistes, la mise en avant de l’individu au détriment du « système » et la montée avérée du contrôle généralisé et de la surveillance de masse, sont les préambules d’une dérive dangereuse des sociétés modernes, qui s’achemine à nouveau vers une forme nouvelle de totalitarisme qui n’aura rien à envier au final à ceux qui ont ravagé le monde au siècle dernier. Mais à vrai dire, faut-il attendre autre chose d’un système bâti dès le départ sur l’ « anti-connaissance » et sur les pires impostures intellectuelles qu’ait connue l’humanité ?

     
    (1) L’absence d’esprit critique et la dégénérescence intellectuelle sont telles dans les sociétés libérales qu’il suffit qu’un des éditocrates de la pensée unique décrète aujourd’hui quelque chose comme étant « moderne », pour que son label s’impose d’un coup de baguette magique comme un dogme chez les masses.
    (2) Voir notre chronique : « Vivre dans l’insouciance »
    (3) Il est inutile de rappeler qu’une religion n’ayant pas atteint sa phase dégénérative et son déclin ne peut nullement s’opposer à la science puisque la deuxième trouve intrinsèquement en réalité sa raison d’être dans la première. Autrement dit, il n’y a pas de possibilité d’affrontement horizontal puisque l’une se place dans le domaine de l’action et l’autre dans celui des principes supérieurs.
    (4) Car s’il y a eu progrès matériel et "social" d’un côté, il ne faut jamais perdre de vue que la modernité a contribué grandement à la destruction de la "tradition", du lien familial, et à généraliser indéniablement une régression éthique et un déclin moral comme nulle société n'a pu le faire auparavant.
    (5) Voir également nos chroniques « L’Occident et la religion » et « Les sentiers de l’égarement »
    (6) Il existe des divergences sur la période exacte à laquelle il convient de faire débuter l’« âge moderne » ; pour certains historiens ou philosophes elle commence au 17ième siècle, mais pour d’autres il serait plus juste de la faire commencer au 15ième siècle juste après la Réforme.
    (7) Les thèses du comte Saint-Simon, auteur entre autres du « Nouveau christianisme », ne se limitèrent pas au positivisme d’Auguste Comte (et sa loi des trois états). Elles contaminèrent même la conscience politico-sociale de l’époque et l’idéologie de bon nombre de libéraux polytechniciens français, encore jusqu’à nos jours. On parle alors de "saint-simonisme", dont le fantaisiste ouvrage : "Nouveau Christianisme" a pour but soit disant la quête de l’harmonie universelle par la science et l'accroissement du bien-être général de la société pour précipiter l'avènement du "paradis sur terre". A voir les conséquences de cette idéologie -bien mise en application depuis-, sur l'Homme et la Nature, il y a encore beaucoup du chemin à faire !
    (8) Dans certaines formes du capitalisme anglo-saxon, la chose va plus loin puisqu’on observe un retour inquiétant à certaines thèses racialistes en affirmant par exemple qu’il existe une disposition génétique à la réussite sociale. C’est ainsi que dans The bell cuve, Charles Murray et Richard Hernstein soutiennent sans complexe que la moindre réussite sociale des noirs est due à leur faible quotient intellectuel.

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