Oubliez les très chics Henri IV et autres Louis-le-Grand : en 2013, le meilleur lycée de France serait un lycée... musulman, de la banlieue populaire de Lille. C’est en tout cas le résultat du palmarès 2013 du Parisien, qui place le lycée Averroès, seul établissement secondaire privé musulman sous contrat avec l’Etat depuis 2008, en tête du classement hexagonal.
Passons sur la pertinence toute relative de ce genre de classements. Ce qui nous intéresse est ailleurs : depuis une semaine, une pluie d’éloges s’abat donc sur ce lycée, que l’on présente plus que jamais comme un modèle de réussite scolaire. L’UOIF, Union des organisations islamiques de France, à l’origine du projet, a bien pris soin de placer son lycée modèle en tête de gondole de son dernier rassemblement au Bourget, le week-end dernier.
L’affaire du voile, le déclencheur
Drôle de paradoxe, à l’heure où les débats sur le foulard reprennent de plus belle sur d’autres fronts. Car c’est précisément l’exclusion d’une vingtaine de lycéennes voilées de lycées publics lillois au milieu des années 1990 qui a servi de déclencheur à la création du lycée Averroès, en 2003.
Niché au sein-même des locaux de la mosquée de Lille Sud, le micro-établissement accueillait alors une dizaine de lycéens, dont certaines jeunes filles voilées exclues du public, que l’imam des lieux, Amar Lasfar, membre de l’UOIF, avait pris en charge dès les années 1990.
Soupçons de fondamentalisme, peur d’une école ghetto née paradoxalement de l’exclusion de filles voilées au nom de la laïcité ; parmi les Lillois, y compris musulmans, le projet était loin de faire l’unanimité.
50% de boursiers, 100% de réussite au bac
Dix ans plus tard, changement de décor. Finie l’époque des salles de classes coincées à l’ombre de la mosquée. Le lycée a déménagé dans des locaux flambant neufs, 5 000 m² d’un ancien centre de formation dans le quartier de Lille Sud, et affiche des chiffres de réussite à faire pâlir plusieurs lycées cathos de la région :
L’établissement, qui mise sur l’encadrement et le goût de l’effort, a d’ailleurs ouvert une cinquantaine de places en collège à la dernière rentrée, et le succès est tel que l’équipe enseignante n’aura que l’embarras du choix parmi les 300 à 400 dossiers de demande d’inscription attendus pour la rentrée prochaine.
Entre-soi communautaire
Dans la cour de l’école, en fin d’après-midi, les gamins sont boutonneux comme ailleurs, un garçon et une fille un peu gauches se taquinent, les deux tiers des lycéennes sont voilées, certaines bien plus couvertes que d’autres, quand le reste des élèves portent la tête nue.
Samia (les prénoms des élèves ont été modifiés) est en 1ère. Comme beaucoup de ses camarades, elle vient d’une école catho.
« Mes parents trouvent que dans le privé, t’es plus encadré, t’as plus de chances de réussir. Mais dans le catho, même si j’avais des copines, je ne me sentais pas toujours dans le même délire que les autres. Cette année, au lycée Averroès, je me sens vraiment bien. Ici, on est comme dans une petite famille, on a les mêmes valeurs. On sait qu’à la sortie personne ne va fumer, on mange halal, ceux qui le souhaitent peuvent aller prier dans la salle de prière... »
Sa copine Nadia vient quant à elle surtout pour pouvoir porter son foulard... et pour le niveau :
« Moi je suis ici car je peux laisser le voile, c’est important pour moi. Mais ce n’est vraiment pas le cas de tout le monde. D’ailleurs, de moins en moins de filles le portent et franchement, la religion, c’est pas notre sujet de conversation favori. Mes parents voulaient aussi que je vienne à Averroès pour sa réputation. Ici, tous les professeurs nous connaissent, on sent qu’ils sont derrière nous, qu’ils nous motivent. »
Entre-soi communautaire et intégration
Ici, les garçons et les filles mangent dans des réfectoires distincts, et les cours de sport ne sont pas mixtes. Les lycéennes racontent :
« On a aussi un prof qui refuse que les filles s’asseyent à côté des garçons. Mais bon, on le laisse dire et l’heure d’après, on change de place. »
Mais le lycée ne vit pas non plus renfermé sur lui-même, les sorties culturelles proposées aux élèves sont nombreuses, de la visite de musées majeurs à la signature d’un contrat avec la Rose des Vents, principal théâtre de la métropole, permettant aux élèves d’assister aux spectacles et de rencontrer les artistes.
Ecole d’excellence, cadre musulman, ambiance d’entre-soi communautaire doublée d’une volonté d’intégration : c’est ce mélange particulier qui fait le succès du lycée aujourd’hui.
Génération réislamisée
En 2010, un rapport de l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) et de l’IISMM (Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman) dressait un tableau des écoles privées musulmanes de France (il en existe plus d’une vingtaine aujourd’hui, mais pas sous contrat avec l’Etat).
Il pointait globalement trois facteurs de développement de ce type de structures, qui collent parfaitement à la situation du lycée Averroès :
L’offre idéologique : l’action des Frères musulmans
Les Frères musulmans en Europe, représentés par l’UOIF, sont à l’origine d’au moins la moitié des projets d’établissements dans l’Hexagone, mus par une volonté de préserver l’identité musulmane des communautés immigrées et de « réislamiser » les jeunes générations, pour créer une « citoyenneté musulmane », à la fois intégrée dans la société et gardant sa spécificité religieuse.
Leur action militante s’est traduite d’abord par la construction de mosquées et l’organisation de séminaires religieux. La construction d’écoles est vue comme une étape supplémentaire dans cette dynamique de réislamisation.
La crise de l’école publique : produit d’appel
Pour les auteurs du rapport :
« La progression de l’enseignement privé musulman dans le paysage scolaire français paraît inéluctable au regard de l’accroissement de la part de la population qui s’identifie comme musulmane. De plus, cette demande est clairement activée par la “ crise ” de l’enseignement public, qui touche particulièrement les banlieues où résident majoritairement les publics potentiels de ces établissements, au point que cette crise fournit un fort produit d’appel pour ces derniers. »
Dans ce contexte, les écoles privées s’affichent comme des lieux d’excellence, même si, au fil du temps, « le dilemme extension versus élitisme » se pose.
Dans beaucoup de cas de création d’écoles privées, la loi sur le voile, en 2004, a servi de déclencheur ou de catalyseur à cette réflexion. Mais le problème généralement observé dans ces structures, c’est le manque de moyens et souvent aussi le manque d’ouverture.
Et c’est ce qui distingue aujourd’hui le lycée Averroès d’autres établissements musulmans : en développant de bonnes relations avec les politiques et pouvoirs publics locaux, en prônant l’ouverture à tous dès sa création, le lycée a pu signer un contrat d’association avec l’Etat, ce qui a fait passer son budget de 120 000 à 400 000 euros.
Et le directeur de l’établissement, Hassan Oufker, tient à garantir cette ouverture :
« Dès l’origine, notre philosophie a été l’ouverture à tous. Même si l’affaire du foulard a déclenché la réflexion, nous ne voulions pas en rester à cet aspect des choses. Si au départ, les parents mettaient leurs enfants ici pour des raisons d’encadrement musulman, le public s’est progressivement diversifié, grâce aux bons résultats du lycée et à la signature du contrat avec l’Etat. »
« Ce n’est pas la lecture du Coran qui va nourrir votre famille »
L’équipe enseignante accueille d’ailleurs quelques profs non musulmans. C’est le cas de Mme Houdinet, prof d’anglais, arrivée en septembre dernier.
« Auparavant, j’enseignais en Angleterre dans des établissements multiculturels. En revenant dans le Nord, j’ai vu que ce lycée existait. Je voulais découvrir la communauté musulmane de l’intérieur, alors j’ai envoyé ma candidature spontanée.
Je me souviens que lorsque j’ai rencontré le directeur, je lui disais “ mais vous savez, je ne suis pas musulmane ”. Lui ne voyait vraiment pas le problème. Franchement, si j’avais eu l’impression d’arriver dans une communauté de barbus intégristes, je serais partie ! »
En ce qui concerne les cours d’éthique musulmane – 1 à 2 heures par semaine, optionnelles, mais suivies par 85% des étudiants –, Hassan Oufker insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de traiter de religion pure, et de ne pas imposer telle ou telle position aux élèves :
« Pour la religion, il y a la mosquée ! Nous, nous sommes une école, notre mission c’est la formation des élèves. D’ailleurs, la sécularisation est une très bonne chose pour l’islam. On sait bien que chez les musulmans, la religion prend une très grande place. Mettre du religieux partout est source de distance entre les gens.
Nous invitons plutôt les jeunes à lever le pied. Ce que je leur dis, c’est qu’à 35 ans, ce n’est pas la lecture du Coran qui va nourrir leur famille ! »
Faire oublier les dérapages
Soucieux de conserver son image d’ouverture, le lycée Averroès tente aussi de faire oublier un coup de canif dans son histoire modèle. En 2004, Hassan Iquioussen, prédicateur de la mosquée d’Escaudain, dans le Nord, et aussi professeur d’éthique musulmane à Averroès, avait enregistré une conférence sur la Palestine, dans laquelle il traitait les juifs « d’avares » et « ingrats », et les voyaient comme des comploteurs contre l’islam.
Depuis, le prédicateur s’est excusé, et la direction de l’établissement estime le sujet clos. Hassan Iquioussen accompagnait encore les élèves en voyage de classe en Turquie en mars 2012, et des élèves de Terminale suivaient une de ses conférences en décembre 2011. Mais « il n’intervient plus désormais à Averroès », selon Hassan Oufker. Motif invoqué : « Il s’agit de raisons d’emploi du temps ».
Et dans la cour de récré, rien qu’à regarder la longueur des différents foulards, on perçoit en filigrane qu’un autre défi de l’équipe d’Averroès aujourd’hui est de faire cohabiter un public varié dans ses attentes religieuses, tout en poursuivant son ouverture aux non musulmans, qui boudent encore ce lycée.
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