Un soir, un type m’a qualifié de « musulman modéré ». On ne se connaissait pas. On a simplement fait un bout de chemin ensemble, à la sortie d’un concert pourri. Parlé de tout et de rien, même de laïcité, de manière complètement impersonnelle.
L’addition de ma trombine bronzée, de mon prénom étrange, de « la laïcité c’est bien » (j’ai dit quelque chose comme ça) et d’un brin de politesse, lui a inspiré une conclusion :
« Il faudrait plus de musulmans modérés comme toi. »
Traduction : cet Arabe-là pourrait être mon pote » – aucun rapport avec la religion.
Bizarre, mais symptomatique : beaucoup mélangent tout dès lors qu’il est question d’islam, même de loin. Et l’expression « musulman modéré » contribue à ce pataquès.
Tu crois que c’est une tournure sympa qui permet de faire le distinguo entre une majorité pacifique et une minorité perchée. De flatter les premiers en les mettant dans la case des gentils, tout ça pour mieux isoler les seconds. En fait, non : même si ça part souvent d’un bon sentiment, c’est un « mot démon », car sournois et surtout, vide de sens.
Quelques gouttes d’islam suffisent
En réunissant des personnes qui n’ont rien demandé dans une case aux contours pas définis, il facilite toutes les formes de raccourcis. Il encourage la schizophrénie aussi.
Tout en soupçonnant des musulmans de ne pas vouloir se fondre dans la masse, des politiques / chercheurs / experts / philosophes les appréhendent uniquement par le biais de leur croyance supposée.
Nous devons protéger les musulmans modérés. Les extrémistes doivent avoir peur. #RTLMatin
— Nicolas Sarkozy (@NicolasSarkozy) 12 Janvier 2015
Il y a quelques mois, Ahmed Benchemsi, journaliste et chercheur, écrivait dans Le Monde que « musulman modéré » était la version actualisée du « bon nègre » :
Au nom de quoi s’arroge-t-on le droit d’accoler, d’autorité, une religion à 5 millions de personnes ? Si ceux-là sont musulmans, alors les 60 millions restants devraient être catholiques, non ? [...]
Le discours ambiant ne leur laisse [aux musulmans] le choix qu’entre extrémisme et « islam modéré », alors ils prennent le second, faute de mieux – ou se révoltent en flirtant avec le premier. »
« Musulman modéré » sous entend que l’islam, par essence, serait un poison. Quelques gouttes dans l’assiette ne changent pas le goût, mais au-delà, l’escalope-patates douces se transforme en tajine-aller simple pour la Syrie. La réalité est plus complexe.
Musulman modéré, « un larbin »
Quand vous interrogez certains musulmans pratiquants, ils ne comprennent pas ce que vous entendez par « musulman modéré ». Entre coreligionnaires, la formule est inconnue au bataillon. Certains tentent quand même une définition à l’arrache. Parmi celles que j’ai récoltées, celles-ci :
- « Un catho non pratiquant, version musulmane. En somme, une personne qui a simplement reçu la culture islamique en héritage. »
- « Un musulman avec du recul. Qui jeûne, prie, lit le Coran mais en contextualisant et en faisant marcher son cerveau. »
- « Un musulman double-face, qui pratique quand il rentre chez lui, mais qui joue la comédie dehors pour rester invisible. Si un collègue de boulot le croise sortant de la mosquée, il panique et ment. “Je ne priais pas, on m’a juste appelé pour changer une ampoule.” »
- « Tariq Ramadan, Tareq Oubrou, Hassen Chalghoumi, Jamel Debbouze. »
- « Un larbin. Un Arabe avec un fort accent, propriétaire d’une épicerie qui fait boucherie / fromagerie / droguerie / envoi d’argent vers l’Afrique et qui dit oui à tout. Un accent qui rassure une frange de racistes dans leur idée qu’un musulman ne peut pas être français.
Plus de piété, c’est suspect
Jusqu’où est-on considéré comme un modéré – donc un gentil ? Et à partir de quand ne l’est-on plus ? Si un musulman n’est pas modéré dans sa pratique (à fond sur tous les détails), mais ne manifeste aucun attrait pour la violence, faut-il le classer parmi “les méchants” ?
Séverine (le prénom a été changé), Yvelinoise, mère de famille convertie :
“Je ne me reconnais pas dans cette expression de ‘musulmane modérée’. Néanmoins, si on me demande si je le suis, je ne pourrai pas dire non car je basculerai de fait dans la case ‘extrémiste’. Je répondrai, mais sans savoir expliquer pourquoi.”
L’universitaire Romain Sèze ne connait pas l’origine de cette tournure. Pas assez de travaux là-dessus. Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux, se souvient l’avoir entendue dès la révolution islamique en Iran, à la fin des années 70. Samir Amghar, sociologue et auteur de “Le salafisme d’aujourd’hui”, lui, parle du tournant du 11 septembre 2001.
Par e-mail, le premier la décortique :
“C’est un construit social, qui dit ce qui doit être plutôt que ce qui est. Qui présuppose aussi une certaine linéarité dans le rapport des musulmans à leur religion : un peu comme si plus ils devenaient pieux ou fervents, plus ils s’approcheraient d’une tentation de la violence.
Il reproduit un imaginaire binaire lancinant (l’Occident et l’Orient, le ‘ bon islam ’ et le ‘ mauvais islam ’...) tout en véhiculant les inquiétudes du moment.”
Les frères pour définir la masse
Il évoque l’imam de Brest, dont nous avions fait le portrait. Un religieux ultra-orthodoxe, choyé par la mairie locale. Djellaba, barbe et discours d’antan, genre papa au travail et maman à la maison. Où le classer ?
“Il est salafiste, conservateur, mais admet que les musulmans peuvent s’épanouir en France et il condamne la violence (les attentats de Charlie Hebdo notamment).”
Pour Nasser, fonctionnaire trentenaire, musulman modéré = musulman tel que l’on voudrait qu’il soit. Problème : il y a trop de goûts différents. Il dénonce le trop-plein de formules mal maîtrisées (islamiste, salafiste, fondamentalistes...) qui nourrit la parano collective :
“Deux personnes dans un débat peuvent employer ce terme de ‘musulman modéré’, mais pas du tout penser à la même chose. Pour certains, aller à la mosquée est presque considéré comme un acte suspect, donc pas modéré. ‘Il y a cinq piliers dans l’islam. Le modéré’ pourrait être celui qui les applique, sans en faire plus. Sauf que ces piliers dérangent pas mal de monde.”
Dans une étude de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) publiée en avril, 46% des personnes sondées jugent négativement la prière, 38% le ramadan.
Nasser :
“On part des extrêmes, comme les frères Kouachi, pour désigner la masse. Le curseur, ça devient les fous. Et à partir d’eux, on essaye de définir une masse normale, mais hétérogène.
Quand il s’agit de dingues ‘non musulmans’, on est beaucoup plus précis et plus attentif aux mots que l’on emploie. Du coup, les débats sont coupés du réel et ne mettent pas le doigt sur les vrais problèmes.
Avant de me désigner comme musulman, je préférerais qu’on m’interpelle en tant que citoyen.”
“L’habit ne fait pas le moine”
“Musulman modéré” fait bégayer les politiques. Laurent Dutheil, chargé des questions de laïcité au PS, rejette en bloc l’expression. Paniqué. Quand je l’ai appelé pour lui parler de ce mot démon, j’ai eu l’impression de lui proposer de l’héroïne. Alors, il m’a coupé :
“Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit.”
Lydia Guirous, en charge de la même problématique à l’UMP, n’a pas répondu à mon SMS (mais je sais qu’elle l’a lu, bénies soient ces balances d’iPhones). Mon mail à l’UDI est resté lettre morte. Au Parti communiste, Pierre Dharréville, auteur de “La laïcité n’est pas ce que vous croyez”, est lui plus à l’aise. Il est d’accord pour dire que “musulman modéré” biaise le débat. Le simplifie à outrance. Lui non plus ne l’utilise pas. Je l’interroge :
“Est-ce qu’un musulman visible – voile, barbe, chapelet etc. etc. – n’est de fait plus un modéré ? Beaucoup s’accordent à dire qu’un modéré est finalement un invisible.
– L’habit ne fait pas le moine.”
Les déviants, des délinquants
C’est aussi l’avis de Séverine :
“Je suis voilée, républicaine, profondément laïque, féministe. Mais comment faire entendre mon point de vue ? Le problème est qu’on ne communique plus, qu’on n’écoute plus et que les débats se résument à des oppositions prévisibles et stériles. Il y a des cases prédéfinies, un point c’est tout.”
Samir Amghar précise :
“On ne parle pas de juif modéré, ni de protestant modéré. ‘Musulman modéré’ répond à une volonté d’organiser l’islam par le haut et de rester dans quelque chose de folklorique.”
Raphaël Liogier, philosophe et sociologue (auteur de “Le mythe de l’islamisation”), est catégorique :
“Il y a des musulmans, point. Mais le problème des frères Kouachi, par exemple, n’est pas une question de ‘modéré’ ou de ‘pas modéré’. Tout cela obéit à des schémas plus complexes, avec dans leur cas, une islamisation a posteriori” [lire notre entretien sur la question ici].
A haute voix, il réfléchit à des manières plus pertinentes de classifier :
“Dans le catholicisme par exemple, il y a la différence entre ‘intégralistes’ (ils vivent leur religion à fond, sans volonté d’embêter les autres) et ‘intégristes’ (qui veulent imposer leur vision aux autres et dont certains sont plus attirés par le côté ‘régulation sociale’ que la dimension spirituelle.”
Tareq Oubrou a une solution pour abréger ce débat sémantique :
“Le problème n’est pas d’être d’accord ou pas avec certaines pratiques religieuses. C’est la loi qui régit cela, qu’on le veuille ou non.
Il y a ceux qui la respectent et les autres qui la transgressent et qui, par conséquent, deviennent des délinquants.”
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