Roger Du Pasquier est un journaliste suisse, qui a travers un long témoignage paru dans « Le Temps stratégique » parle de son expérience vis-à-vis de l’Islam et comment il perçoit cette religion dans le monde actuelle. Nous avons choisi de publier un long extrait de son témoignage car il nous est apparu être le plus complet, dans la mesure ou il reflète bien le parcours de l’intellectuel en quête de vérité absolue :
« De retour en Suisse après une nouvelle série de reportages jusque dans des régions de l'Orient aussi extrêmes que la Corée en guerre, je n'avais toujours trouvé ni voie spirituelle ni gourou. Ce fut alors que Jean Herbert, dont me rapprochait un intérêt commun pour l'Inde, m'apprit que Guénon avait adhéré à l'islam depuis de longues années et pratiquait la voie contemplative des soufis. J'en fus d'autant plus surpris que, à Bénarès, j'avais entendu de la bouche d'un respectable pandit très orthodoxe l'opinion que Guénon, de tous les auteurs occidentaux ayant traité de l'hindouisme, était le seul qui en eût pleinement saisi le sens et la portée. Il me parut d'abord difficile de comprendre qu'il pût pratiquer une autre religion.
Quelques semaines plus tard, d'ailleurs, parvenait du Caire la nouvelle que l'écrivain français venait de mourir. Le premier porte-parole européen de la pensée "traditionnelle" n'était plus, mais le courant intellectuel dont il avait été l'initiateur restait bien vivant et tendait même à s'amplifier. Aux éditions Gallimard se poursuivait la parution de la collection intitulée précisément "Tradition" où, après Guénon, se signalaient deux auteurs encore inconnus des lecteurs de langue française, Ananda Coomaraswamy, l'éminent critique d'art anglo-indien qui faisait autorité aux États-Unis, et Frithjof Schuon dont paraissaient les premiers titres (De l'unité transcendante des religions et L'Oeil du coeur) d'une oeuvre considérable. En outre continuaient de paraître à Paris les Études traditionnelles, "publication exclusivement consacrée aux doctrines métaphysiques et ésotériques d'Orient et d'Occident", ainsi qu'elle se définissait elle-même, dont Guénon avait été l'animateur pendant plus de vingt ans.
La revue publiait des articles, généralement de bonne tenue, se rapportant en principe à toutes les traditions sacrées et traitant, par exemple, aussi bien du shintoïsme japonais que du culte du Grand Esprit chez les Peaux-Rouges d'Amérique. L'islam et sa spiritualité ne semblaient pas y occuper de place privilégiée et pourtant diverses études sur le soufisme permettaient de pressentir que leurs auteurs en parlaient comme d'une réalité vécue.
Ainsi que maints exemples l'ont montré en effet, l'oeuvre de Guénon a conduit bon nombre de ses lecteurs à l'islam et à la voie soufique où lui-même les avait précédés. D'autres, assurément, lui doivent d'avoir retrouvé la foi dans le cadre de leur religion d'origine, christianisme surtout, mais parfois aussi judaïsme ou même bouddhisme. Et cette diversité de voies est importante à noter pour situer le courant "traditionnel" par rapport aux autres mouvements intellectuels, religieux et spirituels de notre temps. Il est parfaitement évident que, par son universalisme, il est aux antipodes de la mentalité qui préside au foisonnement des sectes.
L'adhésion à la pensée "traditionnelle" illustrée par Guénon puis par d'autres auteurs comme Schuon, Titus Burckhardt ou Seyyed Hossein Nasr, a généralement suscité une double réaction: la première, négative, pousse à se désolidariser d'une modernité apparaissant désormais comme révolte contre tout ordre d'institution divine, comme ennemie des valeurs de l'esprit et comme source des illusions menant l'humanité à sa perte; la seconde, positive, impose l'urgence de retrouver une voie authentique, donc traditionnelle, de salut et de réalisation spirituelle. Or, à cet égard, les maîtres de ce courant intellectuel n'ont jamais rien écrit qui, de près ou de loin, ait pu ressembler à de la propagande. Ce qu'ils proclament, c'est la nécessité de revenir non à telle religion, mais à la religion comme telle.
Ceux qui ont suivi un tel cheminement n'ont donc pas passé par ce qu'on appelle couramment une voie précise. Il serait plus juste de leur appliquer cette formule fréquemment entendue en Inde: ce n'est pas l'homme qui choisit la voie, mais la voie qui choisit l'homme.
Maintenant, si c'est vers l'islam et sa spiritualité qu'ils se sont souvent dirigés, il y a diverses raisons à cela. D'abord, dans la perspective universaliste de la pensée traditionnelle, l'islam apparaît comme ce qu'il est selon sa propre doctrine: la conclusion et la synthèse de la Révélation universelle. Dès lors, le fait d'y adhérer n'implique pas la rupture qu'on pourrait croire avec sa religion d'origine, dont la vérité fondamentale n'est pas mise en question. On relèvera ensuite que l'islam, troisième tradition issue de la souche abrahamique après le judaïsme et le christianisme, appartient au même univers spirituel "monothéiste", de sorte qu'un occidental ne saurait s'y sentir trop dépaysé.
Enfin, en dépit de toutes les apparences contraires, l'islam demeure le dépositaire d'immenses trésors d'intellectualité traditionnelle et de sagesse, et l'héritage des grands maîtres spirituels du passé, comme Junayd, Ghazâlî, Jîlânî, Ibn Arabî, Rûmî et tant d'autres, n'a pas fini de porter des fruits. Mais il s'agit là, à des degrés divers, d'un ésotérisme, lequel, par définition, échappe plus ou moins aux regards extérieurs. On peut affirmer pourtant que sa tradition se perpétue dans le cadre du taçawwuf, le soufisme, ou "mystique musulmane" comme on dit couramment, et des confréries qui en émanent. Et il existe encore, parmi les cheikhs qui les dirigent, quelques maîtres authentiques se situant sans doute au niveau des plus éminents gourous de l'Inde.
Cet aspect de l'islam ne correspond assurément guère à l'image qu'il donne de lui-même dans le monde. Mais peut-être est-ce là précisément une raison de plus de signaler cette face cachée.
Même dans les milieux cultivés, on conçoit à grand-peine aujourd'hui que des Européens d'apparence à peu près normale puissent pousser l'extravagance jusqu'à pratiquer l'islam et à s'en imposer les devoirs et contraintes. Les occidentaux s'en étonneraient moins sans doute s'ils étaient un peu mieux renseignés sur cette religion qui, après tout, n'est pas aussi étrangère à notre continent qu'on estime ordinairement. Sans parler des foules de musulmans venus récemment en Europe avec le choc en retour du colonialisme, l'Espagne, autrefois, fut terre d'islam pendant plus de sept siècles; la Sicile le fut aussi, bien que moins longtemps et, à l'heure actuelle, des millions de musulmans vivent dans les Balkans où, incontestablement, ils sont chez eux.
Les rites islamiques ne peuvent assurément pas se comparer à ceux du christianisme et pourtant ils ne présentent rien de plus extraordinaire, au contraire puisqu'ils n'exigent pas du fidèle qu'il croie en des "mystères" mais lui imposent simplement une attitude d'adoration et de soumission au Dieu unique. La différence fondamentale entre un occidental moyen et un musulman pratiquant ne se situe probablement pas au niveau des héritages culturels, mais correspond plutôt à la contradiction qui oppose inévitablement à la civilisation sécularisée actuelle tout homme attaché à une tradition sacrée. A cet égard le musulman fidèle à sa foi reste toujours plus ou moins étranger au monde moderne.
Pareille situation lui pose forcément des problèmes et l'astreint à une discipline fort peut conforme à l'esprit du siècle, mais elle lui apporte maintes compensations dont la moindre n'est pas la paix de l'âme. Car, en acceptant cette discipline, non seulement il a le sentiment d'être réconcilié avec son Créateur, à qui il fait acte d'obéissance dans l'accomplissement de chacune de ses obligations religieuses, mais il retrouve un état d'harmonie avec la création. En effet, les rites islamiques ont un lien évident avec les grands rythmes cosmiques, en particulier avec le mouvement du soleil qui détermine les heures des prières quotidiennes, ainsi qu'avec celui de la lune qui demeure la base du calendrier musulman. Leur symbolisme rappelle à l'homme qu'il occupe une place centrale dans l'univers où il a été fait "vicaire de Dieu", ce qui le rend solidaire de la nature et de tout l'ordre des choses créées, mais le désolidarise d'une civilisation responsable de la crise écologique et autres cataclysmes menaçants.
Peut-être y a-t-il lieu d'ajouter que la pratique de l'islam ne favorise nullement l'exaltation religieuse, mais s'accompagne plutôt de sobriété et de sérénité. Car la foi qui en est la motivation est faite de certitude et de sagesse, certitude de l'Absolu, de la Toute-Réalité divine, et sagesse reconnaissant que tout le reste, tout ce qui constitue l'ici-bas, est relatif et contingent, "divertissement et jeu" selon les termes du Coran.
Il est trop évident qu'à notre époque toutes les religions sont plus ou moins en déclin ou en crise. L'islam n'échappe pas à la règle, mais en dépit de sa décadence, de ses turbulences et des excès injustifiables commis en son nom, il est, dans sa réalité vécue par des centaines de millions de croyants, très différent de ce que l'actualité fait apparaître de lui, et demeure un extraordinaire réservoir de foi et de prière. Et s'il est toujours capable d'attirer des occidentaux en quête de l'essentiel, de "la seule chose nécessaire", que leur refuse leur propre civilisation, il ne le doit évidemment pas au khomeinisme ni à d'autres formes plus ou moins aberrantes d'intégrisme et d'étroitesse d'esprit, mais à sa spiritualité toujours vivante et au fait fondamental qu'il reste expression directe de la Vérité transcendante, sans laquelle il ne saurait y avoir de véritable religion ».
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